Dans un article sur la vie chère en Outre-mer publié le 22 janvier dernier, Jeanne Belanyi, experte associée à la Fondation Jean Jaurès, revient sur la genèse de la compensation de rémunération des fonctionnaires et l’octroi de mer, deux dispositifs contribuant à creuser les inégalités économiques et nécessitant d’être réformés. Elle propose alors de s’inspirer du système de sécurité sociale alimentaire.

« Quand vous parlez d’assimilation à nos compatriotes d’Outre-mer, ils entendent d’abord et principalement l’assimilation économique, sociale et des niveaux de vie… Il faudrait, pour atteindre ce but, que la totalité des Français consente à un abaissement de 25 à 30% de leur niveau de vie au profit des compatriotes d’Outre-mer. Dès lors, il faut avoir le courage de dire que nous ne sommes pas décidés à donner l’assimilation des niveaux de vie ». Ces quelques paroles, prononcées devant la représentation nationale par Pierre-Henri Teitgen, alors ministre de la France d’Outre-mer, en 1956, pourraient être reprises sans qu’une syllabe n’y soit changée, tant le sous-développement chronique, le chômage généralisé, la paupérisation et le monopole commercial de type colonial sont encore dénoncés avec vigueur dans ces territoires » écrit Jeanne Belanyi, experte associée à la Fondation Jean Jaurès.

Dans un article intitulé « Vie chère en Outre-mer : la démonstration d’une promesse égalitaire et républicaine non tenue », publié sur le site de cette Fondation proche du parti socialiste, l’auteure commence par dresser l’historique de la vie chère en Outre-mer avant de se focaliser sur deux des causes de cette cherté : la compensation de rémunération des fonctionnaires et l’octroi de mer. « Ces deux dispositifs, objets de débats réguliers, sont également soumis à des logiques comptables questionnant l’autonomie financière et fiscale des collectivités territoriales, ainsi qu’à des critiques qui traversent les décennies et qui soulèvent plus généralement la problématique du pouvoir d’achat et de la juste rémunération. Ces deux dispositifs font directement écho au sentiment croissant de déclassement qui touche la société française dans son ensemble et sont révélateurs de la nécessité de mettre un coup d’arrêt à la politique recentralisatrice de l’État, véritable pompe aspirante des leviers fiscaux à la main des collectivités territoriales, au détriment d’un développement économique en adéquation avec les caractéristiques des territoires et les besoins des populations ultramarines » écrit Jeanne Belanyi en introduction. Afin de lutter contre ces inégalités économiques, elle propose une suppression de la taxation au tonnage dont bénéficie le transport maritime (qui représenterait 3,8 milliards d’euros de recettes, les bénéfices de la CMA-CGM s’élevant par exemple en 2022 à 23 milliards), pour les dédier au financement d’une sécurité sociale alimentaire des territoires ultramarins.

Citant une récente étude de l’Insee qui comparait le coût de la vie entre l’Hexagone et les différents territoire ultramarins, l’autrice explique qu’un ménage moyen de France hexagonale déménageant outre-mer et souhaitant maintenir son niveau de consommation à l’identique devrait dépenser 19 % de plus en Guadeloupe, 18 % à Mayotte et en Guyane, 17 % en Martinique et 12 % à la Réunion. « Si l’on se focalise uniquement sur le volet alimentaire, les écarts de prix pratiqués dans l’Hexagone et dans les départements d’Outre-mer ont de quoi marquer les esprits, au-delà des porte-monnaies : ils atteignent, toujours selon l’Insee, +42% entre la Guadeloupe et la France hexagonale, +40% pour la Martinique, +39% pour la Guyane, +37% pour La Réunion et +30% pour Mayotte » rappelle-t-elle. Elle considère que la réforme annoncée de l’octroi de mer et l’invitation de la Cour des comptes à ce que soit menée une réflexion sur le dispositif des compléments de rémunération des fonctionnaires peuvent être envisagés comme une opportunité de sortir des solutions d’urgence et de prendre le temps d’élaborer des réponses pérennes face à la persistance des écarts de prix élevés par rapport à l’Hexagone.

Jeanne Belanyi entreprend donc de dresser la genèse de ces deux outils, « instaurés dans le but de lutter contre les inégalités et un droit à deux vitesses dans les territoires ultramarins, ces deux dispositifs sont désormais régulièrement taxés des maux mêmes qu’ils sont censés combattre ». Elle s’attaque d’abord au complément de rémunération, révélateur selon elle, de la quête égalitaire encore en cours. « En effet, en 1948, une lutte sociale s’engage pour dénoncer le traitement différencié réservé aux fonctionnaires titulaires selon qu’ils étaient d’origine hexagonale ou locale. Seuls ceux relevant du premier cas se voyaient alors attribuer diverses indemnités : indemnité d’éloignement, indemnité de recrutement, indemnité d’installation, le tout complété par des aides matérielles conséquentes. Des grèves d’ampleur, menées conjointement dans les quatre départements français d’Outre-mer avec le soutien de la population, s’engagent alors, appelant à la liquidation « des séquelles du colonialisme » et au rejet de toutes formes de discriminations. Le mouvement des fonctionnaires ultramarins pour la parité des droits obtiendra gain de cause et la grève s’achèvera en juillet 1953 » résume-t-elle. L’autrice s’appuie ensuite sur différentes critiques adressées envers ce dispositif pour dérouler son argumentaire. Elle cite d’abord un rapport parlementaire de 2003 relatif à la fonction publique d’Outre-mer et dans lequel le député Marc Laffineur assimilait les « sur-rémunérations » à des « facteurs de précarité », en ce qu’elles instauraient des disparités de traitement à plusieurs échelles. « Non plus entre les fonctionnaires locaux et hexagonaux comme c’était le cas dans les années 1950, mais entre les fonctionnaires exerçant dans l’Hexagone et leurs homologues partis s’installer dans les territoires ultramarins » précise-t-elle avant de souligner que du fait de l’évolution de ce dispositif la critique est désormais bien plus vaste. « Car ces « sur-rémunérations », qui ne concernaient que la fonction publique d’État, ont été élargies au fil du temps aux agents de la fonction publique territoriale et hospitalière, créant ainsi de fortes distorsions entre les agents titulaires et non titulaires, mais également aux salariés de diverses entreprises publiques ainsi qu’à de nombreuses branches du secteur privé » poursuit-elle. Puis elle cite un rapport parlementaire de 2007, qui, parlant principalement de la Guadeloupe, constatait que « la majorité des salariés du secteur privé ne bénéficient d’aucun complément de rémunérations et subissent donc encore plus fortement la « vie chère », rejoignant au travers de ces propos ceux du sénateur martiniquais Rodolphe Désiré qui, lors du débat relatif à la loi de programme relatif à l’Outre-mer le 22 mai 2003, avait abordé le sujet des majorations de rémunération en pointant que « tôt ou tard, nous devrons le traiter, mais il faudra le faire avec prudence. En effet, il n’est pas envisageable que dans vingt ou trente ans l’économie des départements d’Outre-mer repose sur des sociétés à deux ou trois vitesses. » L’autrice avance ensuite que ces « 20% des populations les plus aisées dans les départements et régions d’Outre-mer », conséquence de ladite « sur-rémunération » et de l’effet de contagion sur les cadres du secteur privé, contribueraient à maintenir de fortes inégalités de répartition des richesses et ainsi à créer un marché de consommation permettant aux « aux importateurs et aux distributeurs de maintenir un niveau de prix élevé », au détriment, donc, d’une majeure partie de la population ultramarine. Elle explique aussi comment le bouclier-qualité-prix s’est révélé insuffisant pour réduire les inégalités puisque s’appliquant à tous les consommateurs, y compris ceux n’en ayant pas besoin.

Jeanne Belanyi se focalise dans un second temps sur l’octroi de mer, dans une partie intitulée « les ambiguïtés d’un protectionnisme aux allures libre-échangistes ». « D’abord dénommée « droit des poids », cette taxe a été instaurée dans les années 1670 et concerne uniquement, dans un premier temps, les produits importés dans les territoires d’Outre-mer. Devenue « octroi aux portes de mer » en 1819, la taxation est étendue aux productions locales en 1992. Cette extension est la conséquence de la signature de l’Acte unique européen de 1986, qui a rendu nécessaire une réforme de cette imposition. L’octroi de mer présente des liens très étroits avec les finances publiques locales, les conseils régionaux disposant de la compétence d’en fixer les tarifs depuis 1984. Les taux d’octroi de mer sont ainsi fixés de manière indépendante par délibérations des conseils régionaux (en Guadeloupe et à La Réunion), des collectivités territoriales uniques (en Guyane et en Martinique) ou du Conseil départemental (à Mayotte). L’octroi de mer se compose en réalité de deux taxes : l’octroi de mer en tant que tel, dont le produit est affecté aux communes et l’octroi de mer régional dont les recettes sont affectées aux conseils régionaux. Aussi bien les taux par produit que la fréquence des modifications de ces taux sont laissés à l’appréciation des institutions régionales, tandis que des exonérations, obligatoires pour certaines, facultatives pour d’autres, peuvent trouver à s’appliquer. À titre, d’illustration, à La Réunion, l’octroi de mer comporte 16 taux qui varient de 0 à 61,5% » » explique-t-elle avant de citer un avis de l’Autorité de la concurrence : « « l’octroi de mer est de nature à renchérir les prix à la consommation ». L’autrice souligne un peu plus loin que l’octroi de mer qui constitue la première recette fiscale des collectivités territoriales est primordiale pour leur équilibre financier et a rapporté plus de 1,5 milliard d’euros en 2022 aux collectivités locales des Outre-mer. « Toutefois, son rendement est à mesurer à l’aune de la faiblesse traditionnelle des taxes locales et aurait ainsi tendance à inciter les collectivités à rechercher des hausses des importations taxables » nuance-t-elle. Quant à la réforme annoncée à l’été 2023 par le ministre de l’Économie, elle appelle selon elle à une grande vigilance : le risque étant « de voir la réforme de l’octroi de mer s’apparenter à une énième tentative de recentralisation de l’État, qui cherche à s’imposer comme le premier contribuable local des collectivités territoriales, hexagonales comme ultramarines ». 

Afin de redistribuer un pouvoir d’achat vers les plus démunis, l’autrice interroge alors : « pourquoi ne pas s’inspirer du travail novateur mis récemment en place par le département de la Gironde visant à instituer un système de sécurité sociale alimentaire qui garantirait un accès, financièrement soutenable, au plus grand nombre d’une alimentation saine et de qualité à des prix abordables ? ». Puis de proposer que ce dispositif soit financé par la suppression dérogatoire de taxation au tonnage dont bénéficie actuellement le secteur du transport maritime. « Cette même dérogation ampute chaque année 3,8 milliards d’euros de recettes à l’État. Cette somme serait directement fléchée vers le financement de la sécurité sociale alimentaire des territoires ultramarins » ajoute-t-elle.

(Fanny Fontan)